|
Manufacture Norman & Beard Ltd. St Stephen's gate, Norwich.
Construite en 1898, et où furent construit plus de mille orgues jusqu'à son arrêt en 1916. |
Herbert
Norman était le fils de Herbert J. Norman, un des trois fondateurs
de Norman & Beard Ltd. Dans un article à la revue « The
Organ Journal » des années 80, il raconte l’histoire de la famille Norman après avoir évoqué ses souvenirs personnels d’apprenti
parcourant les ateliers régis par son père « H.J. » et
son oncle Ernest William « E.W. » .
Mes
souvenir et mes premières expériences de facture d’orgues
remontent à 1912, quand je passais mes jeudi après-midi, libéré
de l’école, dans les ateliers de Norman & Beard, à St
Stephen’s Gate, Norwich. J’ai fréquenté ce lieu jusqu’en
1916, lorsqu’il fut abandonné après avoir terminé le grand
instrument de concert construit pour la mairie de Johannesburg. J’ai
ainsi pu m’imprégner de l’atmosphère studieuse et de
l’essence même de ce qui fut le lieu de naissance de plus de mille
orgues au cours des dix-sept années écoulées.
En
ces temps-là, la semaine de travail durait soixante heures, de six
heures du matin le lundi à quatorze heures le samedi. Le rythme y
était calme, laissant le temps de pourvoir à la formation des
apprentis et de garder son espace de travail en bon ordre. Même payé
à la pièce (et les employés de N&B ne l’étaient pas!) il
était fondamental de prendre le temps de garder son établi et ses
abords propres et dépourvus de toute poussière ou tout copeau, si
néfastes à la construction des éléments des tractions
pneumatiques !
Je
me souviens avec gratitude du contremaître de l’atelier des tuyaux
de bois, M. Stannard m’apprenant à affûter les fers de ses
rabots, et le contremaître de l’atelier de peinture, M. Moffat
guidant ma main dans l’art délicat de dorer à la feuille les
bouches des tuyaux de façade. Je n’avais pas le droit de toucher
aux tuyaux, mais j’accompagnais mon père l’après-midi dans son
inspection des ateliers d’harmonisation des fonds, des anches et
même des diaphones.
|
Premier Do et premier Ré de la Claribel Flute du Great,
issue de l'atelier dirigé par M. Stannard. |
|
|
En
1898, les ateliers de Norwich étaient les plus étendus et les plus
avancés du moment, devançant même Willis et ses excellents
ateliers de la Rotonde (« The Rotunda ») à Chalk Farm
(Londres). L’atelier central était un large bâtiment sans autre
division qu’une large coursive courant sur trois côtés. Dans cet
espace, chaque pièce de bois était construite et assemblée, à la
vue des presque trois cents employés. La plupart du temps, s’y
trouvaient trois instruments à divers stades de complétion, allant
jusqu’à être jouables.
Non
loin de là, une annexe contenait une énorme scie mue par un moteur
à gaz, qui découpait au format requis les pièces de bois au
préalable débitées grossièrement dans la scierie de la réserve à
bois. Un tramway à rails étroits livrait le bois et les lingots de
métal aux divers ateliers et jusqu’aux deux ateliers de coulage
des feuilles pour les tuyaux. Dans une annexe similaire, le maître
ès peintures produisait des peintures et des vernis à partir des
composants : rien n’était
acheté « tout fait ». C’est là qu’ont été produits
des hectolitres de la couleur rouge-brun typique de la production
d’E. W., tout au long de sa carrière.
|
Tuyaux de Bourdon revêtus du rouge-brun typique Norman & Beard. |
Les
tuyaux
d’alliage et de zinc étaient produits aux étages supérieurs d’un
haut bâtiment qui aujourd’hui encore marque le profil de la ville.
Là, les frères
Lance et Percy Bush dirigeaient une vaste équipe de tuyautiers
principalement formés dans l’entreprise, comme eux. Plus tard
ceux-ci essaimeraient dans la plupart des ateliers de tuyauterie
britanniques des années 20 et 30.
|
Premier Do du Principal 4, portant la note (CC), le nom du jeu (PRINcipal), le clavier (GreaT),
le numéro de série de l'orgue (1287) et le nom du tuyautier (C. Willis, rien à voir avec Henry).
Plus tard probablement harmonisé par M. Dawson. |
Au
rez de chaussée se trouvait l’immense magasin des vis et pièces
détachées, régi par Walter Hall et
ses jeunes assistants, qui faisaient en sorte que personne n’aie à
attendre pour des
pièces et qui dans
leur temps libre récupéraient toutes les vis égarées au sol en
passant de gros aimants dans tous les recoins. Dans une section
vitrée, plus d’une dizaine de jeunes femmes s’activaient à
sélectionner, couper et assembler des milliers de moteurs
pneumatiques à partir
de peau d’agneau sciée. Elles les assemblaient en modules
pneumatiques plus tard intégrés aux sommiers ou aux consoles des
orgues, dans une atmosphère aussi dépourvue de poussière que
possible – presque une
salle blanche- selon les
exigences
du patron « E.W. ».
|
Moteurs pneumatiques dans le sommier du Swell. le premier (plus petit) mis en pression ferme la soupape ronde visible derrière et ouvre la même côté pression atmosphérique. Le plus gros moteur se trouve à pression atmosphérique et est écrasé par la pression dans le sommier, tirant avec lui la soupape de note. |
Les
bureau administrant tout ce monde se situaient derrière la façade
de brique d’aspect moderne dessinée par Skipper, un architecte
local d’une certaine renommée, et faisaient face à la vieille
gare « Victoria Station ». De la rue, on pouvait entendre
le bruit des différents ateliers d’harmonisation et de l’unique
machine à écrire. Il y avait un unique téléphone, situé dans le
bureau du secrétaire de la compagnie, Llewelin Simon. D’un autre
côté se trouvaient les hauts bureaux, hauts tabourets de clercs
(typique des secteurs comptables et bancaires de l’époque) et les
lourds registres du bureau régi par le caissier, M. Borrit. Un jeune
assistant était préposé à l’impression des papiers à lettre en
utilisant une petite presse et un procédé assez moite et salissant.
A
l’autre bout du bâtiment se trouvait le vaste bureau d‘étude,
avec ses quatre tables à dessin de six mètres de long sur lesquelles tout était planifié et rien laissé au hasard. Sous
l’autorité du chef dessinateur Parker et la supervision du
responsable traction et console, Ernest Sayer.
A
l’étage se trouvaient les deux petits bureau simplement meublés
des deux frères « M. Herbert » et « M. Ernest ».
Pas de téléphone un simple tube acoustique vers le bureau d‘étude
et le bureau du secrétaire Simon, juste en-dessous. Wales
Beard quant à lui, travaillait dans un bureau purement commercial
situé sur Berners street à Londres.
Autour
et entre les bureaux des deux frères se trouvaient cinq ateliers
d’harmonisation. Il y avait M. Beech, qui était spécialisé dans
l’harmonie des jeux gambés, il était également le dessinateur de
précision, et il m’a initié à l’utilisation des crayons 4H.
Dawson s’occupait des flûtes et des diapasons, et le jeune Bob
Lamb des jeux aigus et des mixtures.
|
Fifteeen 2 et dessus de la Wald Flute 4, probablement harmonisés
par Bob Lamb et M. Dawson, respectivement. |
M. Walker était l’harmoniste
en chef pour les anches et Gunther son assistant. Les Violes et les
gambes « poussées » étaient la spécialité de M.
Crosby.
|
Tuyauterie du Swell, où l'on voit les jeux très étroits : Viole d'Amour et Voix Céleste,
probablement harmonisés par M. Crosby. Et au premier plan le Cornopean, passé par l'atelier de Walker. |
Mon père fédérait ces hommes en un équipe, leur
rendant visite deux fois par jour, établissant avec eux le timbre et
la puissance de chaque Do, établissant ainsi sa conception sonore de
chaque instrument. Ces
hommes allaient aussi parachever l’harmonie sur place pour les plus
gros chantiers, ce qui leur donnait une expérience considérable au
fil des ans. Les finissions des instruments plus modestes étaient
généralement faites par les accordeurs de la compagnie, des hommes
très expérimentés eux aussi, et basés dans les différentes
villes du pays.
|
Trumpet 8, Open Diapason 8, Double Trumpet 16 et Hautboy 8
(orgue de St Mellitus, Hanwell). Anches probablement passées
par les mains de MM. Walker et Gunther. |
Chaque
atelier d’harmonisation avait un mannequin (petit orgue) à
traction mécanique d’un clavier pouvant porter quatre ou cinq
rangs de tuyaux, avec un rang de Principal 4 relié pneumatiquement
pour référence. Marches d’ébène, feintes de buis, et pompage au
pied. Tout ceci était considéré comme un prérequis nécessaire à
la bonne préparation des tuyaux. La machine pour l’harmonie des
anches avait aussi un petit sommier Roosevelt de six notes pour
tester l’attaque des tuyaux sur des systèmes moins nets en termes
d’ouverture des soupapes. Bob Lamb avait commencé sa carrière
chez Robert Hope-Jones, et participé à d’étranges expériences
sur l’harmonie des tuyaux. […]
Il
m’a appris à construire des Lieblich Flutes (tuyaux bouchés à
bouche hautes avec une attaque en « plop » assez
caractéristique), en utilisant des tuyaux larges et ouverts,
adéquatement pavillonnés. Ceux-ci tiennent bien mieux l’accord
dans les climats difficiles [n.d.t. :
N&B exportaient
partout dans les colonies britanniques, y compris en Australie,
Afrique du Sud, etc.] C’était
un expert pour le calcul des longueurs de tuyaux, et les dimensions
d’une quinte harmonique à cheminée ne lui faisait aucunement
peur.
L’administration
générale des ateliers était le fait de Jimmy
Jones, dans son bureau vitré, sur une coursive en vue de tous. Plus
tard, il devait quitter Norwich pour retourner dans le nord du Pays
de Galles, et devenir banquier.
Chemise
blanche et tablier blanc composaient le costume traditionnel des
ouvriers. Cela constituait une vue saisissante dans la lumière
blanche de l’éclairage au gaz (unique à Norwich!). Lequel
éclairage s’avérait un moyen de chauffage très appréciable à
six heures du matin en hiver.
|
Tuyauterie sur son sommier.
La rangée laissée libre servira à l'installation
d'une mixture trois rang neuve en copie d'une d'époque. |
Ernest
Norman dirigeait la conception structurelle et mécanique, et
supervisait lui-même in
situ les réglages
cruciaux pour les chantiers importants. Pour chaque instrument
« E.W. » rédigeait une fiche de spécification
technique, détaillant les tailles minimales des sommiers,
réservoirs, portes-vent, bois de structure, etc. ceux-ci guidaient
le bureau d‘étude pour établir les premières
ébauches. Les tailles de la tuyauterie étaient extraites d’un
recueil rédigé à cet effet par « H. J. », établissant
les tailles minimales pour chaque jeu, calculées selon les
conditions acoustiques et la taille du bâtiment accueillant le futur
orgue.
Une acoustique favorable (i.e. réverbérante) et/ou un
emplacement « ouvert » pouvaient diminuer les tailles
jusqu’à trois demi-tons par rapport au « standard ».
Cette organisation permettait d’éviter au bureau d’étude
d’avoir à attendre que H.J. Norman ait été inspecter l’église
en personne et
ait pu rédiger les instructions
pour l’atelier des tuyautiers. Les tailles finales choisies étaient
écrites en rouge sur la
liste des jeux, spécifiant les tailles des basses et des dessus
séparément, le métal à employer, la largeur de bouche, la méthode
d’accord et toute différence avec les standards de la maison.
Les
dessins étaient réalisés à l’échelle
d’un demi pouce par
pied, sur le meilleur papier fort possible, et colorés à
l‘aquarelle. L’apparence avantageuse de ces dessins était source
d’une grande fierté dans la compagnie. Plus tard, E.W. Norman
m’inculqua l’importance de dessins aussi soignés et précis pour
que les ouvriers les respectent et les suivent.
Les
orgues d’occasion récupérés n’avaient pas droit de cité dans
l’atelier, contrairement à l’usage de ces années là. Un
magasin spécial au rez de chaussé les stockait
démontés. Le responsable du stock de bois, « Paddy »
Benson, en a restauré un grand nombre de façon parfaitement
présentable, et les revendait sous son nom ou en association avec le
nom de la compagnie. Tout ce qui n’avait pas été réemployé au
bout d’un an était fondu ou brûlé.
Je
n’ai pas souvenir de la construction des buffets, excepté les
buffets des petits orgues « Norvick » d’un clavier,
produits en grand nombre et offerts par la Fondation Carnegie aux
petites églises d’Ecosse.
On
ne peut pas douter que les standards artistiques étaient la
principale préoccupation des frères Norman, malgré la pression du
marché pour réaliser des économies d’échelle toujours plus
grandes. Il était de notoriété dans le milieu des la facture
d’orgues que Norwich payait entre 5 1/2 et 6 pence par heure, plus
que les manufactures londoniennes elles-même !
Histoire
de la famille Norman :
La
famille Norman descend de huguenots français, tisserands spécialisés
dans la soie. Au XIX° siècle, William Norman et son fils, William
II, sont menuisiers à Marylebone (quartier au nord ouest de
Londres). William II s’intéresse à l’orgue et s’en construit
un dans le meuble d’un piano droit. Ce qui lui vaudra d’être
embauché comme apprenti chez Walker.
Plus tard, il travailla chez T.C. Lewis à Clapham. Souffrant de
consomption, il dû déménager à Diss dans le Norfolk [n.d.t. :
ne pas oublier que
l’atmosphère de Londres au XIX° siècle devait être à peine
respirable à force de charbon et de bois brûlés par l’industrie
naissante].
Son
fils aîné, Ernest William, devint un apprenti sous contrat chez
Walker, mais ne servit que trois ans. Impatient d’être initié à
l’harmonie des tuyaux, mais se le voyant refusé constamment, il
passa une semaine assis sur son établi pour
protester. Il fut
finalement renvoyé pour rupture de son contrat d’apprentissage. Il
tourna le dos à Walker et l’établit
en tant que « E.W. Norman, facteur d’orgues à Diss »
vers 1868.
Après
quelques années, il fut rejoint par son jeune frère Herbert, âgé
de douze ans, et un apprenti Wales Beard. Ensemble, ils établirent
une florissante clientèle d’accords et d’entretiens. George
Wales Beard était plus intéressé par l’aspect commercial, et une
fois devenu un associé – sous le nom de
Norman frères et Beard –
il ouvrit un bureau de ventes et magasin de musique à Beccles.
L’entreprise
se développa rapidement dans les années 1880, et on peut trouver
une réclame les situant à une adresse dans Norwich et se proclamant
« accordeurs de la cathédrale ». Ils déménagèrent
dans de nouveaux
locaux, furent parmi les premiers à s’établir en société à
responsabilité limitée :
Norman & Beard Ltd. Peu de temps après, ils s’établirent dans
une grande usine construite sur mesure à St Stephen’s Gate,
Norwich.
Mon
père, Herbert John Norman, prit en charge la partie harmonie et
accord de l’entreprise. Ses premières conceptions étaient basées
sur l’expérience de son propre père chez Walker et Lewis. Une
rapide progression des tailles dans les basses était une
caractéristique de Walker, et une progression plus modérée dans
les dessus, donnant un son plus chaud aux aigus, était un attribut
typique de chez Lewis. Plus tard, ces progressions furent
partiellement abandonnées pour la plus classique division du
diamètre par deux toutes
les 17 notes. Au contact du travail de Schulze à Doncaster, il fut
très attiré par cette école, à tel point que pour l’orgue de
Haley Hill à Halifax, il construisit une quasi-copie de Schulze.
Avec la croissante
popularité des anches rondes et sombres produites par Harrison &
Harrison, il discutait souvent avec moi de la difficulté d’établir
un plenum qui puisse se marier avec ces anches, alors que toute
proéminence du quatrième harmonique (n.d.t. : la tierce ?)
crée un grésillement désagréable.
Aux
apprentis harmonistes
il disait : « tout le monde peut apprendre le procédé
mécanique de l’harmonisation d’un rang de tuyaux, mais il faut
être un artiste pour parvenir à harmoniser deux sons
dont le mélange soit
musicalement acceptable». Quand
au début des années trente, nous construisîmes un orgue utilisant
des tuyaux de chez Herman Eule [n.d.t. :
un des premiers essais d’orgue « à l’ancienne »],
il fut dérouté par les chuintements irréguliers de cette
tuyauterie, mais ravi par les combinaisons quasi-infinies des
couleurs.
Le
système de transmission pneumatique à dépression était unique à
Norman & Beard. Bien que décrié par tous leurs concurrents,
celui-ci
fut largement copié dans toute l’Amérique du nord, du fait de sa
grande résistance aux extrêmes climatiques. Mon père ne l’a pas
inventé, mais raffiné sur la base d’une version rudimentaire
trouvée dans un orgue de barbarie italien. En 1888, le concept était
arrivé à maturité,
et la dernière traction
de ce type fut construite
en 1958 pour l’église paroissiale de Brighton.
Quand
Robert Hope-Jones partit pour l’Amérique, Norman & Beard
acquirent ses brevet de traction électrique, et l’utilisèrent en
copie exacte jusqu’en 1926, où il fut remplacé par le système
américain de Votey.
Quand
éclate la première guerre mondiale, presque tout le personnel de
Norman & Beard, essentiellement composé de jeunes hommes, partit
pour le front. Et après la complétion de l’orgue du Town Hall de
Johannesburg, la production devint impossible. De ce fait, un contrat
fut établi avec le Dr Arthur Hill, directeur de Hill & Son, pour
regrouper les restes de Norman & Beard avec le personnel assez
âgé de Hill & Son, afin d’honorer les tournées d’accord et
d’entretien des deux entreprises, qui totalisaient à elles deux
pas moins de dix mille visites d’entretien et accord par an. Et
l’usine de Norwich fut définitivement fermée, après dix-sept
ans d’activité intense et plus de mille orgues produits.